Chapitre XVIII
Quand Dam se réveilla, il éprouva un manque presque total de sensations épidermiques. Il n’avait pas de pansements mais se trouvait couché à l’intérieur d’une tente stérile, sur une espèce de matelas à eau, et tout son corps était périodiquement baigné par un brouillard dense, émanant de diffuseurs tout autour et au-dessus de lui. Il n’eut qu’à lever un bras et voir sa blancheur terreuse et le lacis de centaines d’incisions pour comprendre que l’opération avait été pratiquée comme promis.
Cela lui donna une sensation de nausée et de résignation accablée qu’une vague de colère aurait dû chasser, mais le choc opératoire, aggravé probablement par l’emploi judicieux de calmants, l’avait privé de la volonté de se battre ; il se laissa retomber sur le matelas d’eau frémissant et se força à dormir en espérant ne jamais se réveiller.
Il se réveilla cependant, sans savoir combien d’heures ou de jours s’étaient écoulés. Le brouillard aseptique s’était dissipé et, en séchant peu à peu, sa peau retrouvait un semblant de couleur chair normale. Les multiples incisions étaient maintenant réduites à un léger réseau de traces blanches et promettaient de disparaître bientôt tant la chirurgie avait été habile et fine. Aucun signe extérieur ne révélait la présence de la cotte de mailles sous sa peau mais son imagination lui suggéra vaguement – et faussement – le contour de l’armure que ses yeux ne pouvaient voir.
Il déplaça une main hésitante pour toucher l’autre et le regretta immédiatement, car lorsque la chair rencontrait la chair cela provoquait une sensation d’horripilation cuisante et douloureuse, partout où les extrémités nerveuses sectionnées reprenaient leurs anciennes fonctions avec des protestations considérables contre cette atteinte. Il se garda alors de bouger, pour ne pas propager la sensation atroce aux autres parties de son corps. Il n’y réussit pas. L’inflammation gagna lentement ses bras et commença à lui brûler la poitrine. Un infirmier entra et remit en marche le brouillard, ce qui apporta un certain soulagement ; puis ce fut Absolue, qui fit arrêter le brouillard et revint ensuite périodiquement pour l’observer, impassible, à travers le plastique transparent de la tente.
Pendant une de ses absences, la tente fut enlevée et Dam reçut une piqûre qui atténua la douleur et le laissa conscient mais ensommeillé. Quand Absolue reparut, il y eut une furieuse discussion, et finalement, elle vint s’asseoir sur le bord du lit.
« Ce n’est pas juste, Amant, qu’ils te rendent tout si facile. »
Malgré le sédatif, Dam réagit.
« Facile !
— Quand on me l’a fait, aucun calmant n’a été autorisé. C’était expérimental, tu comprends. On ne savait pas si toutes les extrémités nerveuses se cicatriseraient, on voulait observer la progression de la douleur pour voir si elle était supportable. Elle ne l’était pas, mais ça ne les a pas arrêtés. Quand la souffrance me rendait folle, furieuse, ils se contentaient de m’attacher et de laisser faire.
— C’est pour ça que vous ne ressentez plus la douleur ? demanda-t-il.
— Mais je la ressens, Amant ! Probablement plus vivement que toi. Mais quand elle persiste comme ça, tu dois apprendre à la supporter ou perdre la raison. Tu vas avoir l’occasion de l’apprendre, comme moi. C’est excellent pour le caractère.
— Je ne crois pas qu’excellent soit le mot juste, Absolue. Ils vous ont déformé l’esprit.
— Tu te trompes, Amant. Un jour, tu comprendras. Pour t’aider à mieux comprendre, j’ai interdit les calmants. Je veux que tu franchisses le même obstacle que moi. »
La torture de Dam dura environ une semaine, pendant laquelle, si on le lui avait permis, il aurait arraché sa propre peau pour tenter dans sa folie de se délivrer du feu intolérable qui le consumait. Puis, peu à peu, la brûlure s’atténua, devint démangeaison et la démangeaison fit place à une sensibilité tactile en quelque sorte rehaussée par la nouveauté des raccords effectués par les nerfs à travers les chairs. Cette sensibilité s’accompagna d’une acceptation de la cotte de mailles sous-cutanée et de la disparition du sentiment de haine et de dégoût de lui-même qu’avait suscité au début la présence de cette armure. Enfin il fut capable de nier qu’il fût moins homme à cause de l’implantation de cette cotte de mailles. Il se dit, au contraire, qu’il était maintenant un homme plus quelque chose, dont les pleines possibilités restaient à explorer.
Dans la chair tendre de sa taille, entre la hanche et la cage thoracique, ses doigts découvrirent que de petits appareils avaient été implantés de chaque côté. Ils étaient profondément enfoncés et ne lui causaient aucune gêne. Il devina que l’un d’eux devait être la capsule électronucléaire qui activait, fournissait l’énergie au processus de paraformation et l’autre, le micro-modulateur responsable de la protection de son identité en état para-ion.
Quand Absolue vint observer son dernier examen par les médecins, elle adopta une attitude extrêmement professionnelle et impersonnelle. Pour la première fois, Dam vit la dichotomie entre son talent de technicienne para-ion et les complexités de caractère qui la motivaient. Il crut déceler chez elle au moins trois aspects différents : la spécialiste froidement compétente, vive, entraînée, exigeante et parfois sadique des techniques para-ion et, sous tout cela, un caractère de base féminin d’une puissance presque effrayante par la violence de ses émotions. Il ne savait pas si ces distinctions étaient le fruit de son imagination mais il était certain d’une chose : il n’éprouvait plus de ressentiment pour ce qu’elle lui avait fait endurer, parce que, grâce à ces souffrances intolérables, il avait commencé à comprendre la véritable leçon qu’elle cherchait à lui apprendre, comment acquérir cette hideuse force intérieure qu’aucune circonstance adverse ne peut vaincre.
Plus tard, ils se rendirent au four chauffé à l’hydrogène, négligèrent le paraformateur et s’approchèrent aussi près qu’ils l’osèrent du pied de la rampe d’accès incandescente. Là, Absolue montra à Dam le bottier de commande par ondes, guère plus gros qu’un petit carnet, grâce auquel le paraformateur compact implanté dans son corps pouvait être activé. Malgré cette autorégulation, la transition n’en fut pas moins douloureuse mais, à présent, Dam découvrait qu’il pouvait affronter la souffrance et l’accepter avec une joie presque sauvage, comme un nageur peut apprécier un plongeon dans l’eau glacée et se réjouir de son étreinte tonique, alors que des âmes moins bien trempées sont paralysées par le froid.
En état para-ion, il courut devant elle dans la salle du four, où son corps adopta l’identité para-hydrogène de l’environnement, le transformant en une ombre spectrale dans une marée de gaz embrasé. Absolue avait un nouveau tour à démontrer. En employant la cabine fermée et le gaz du paraformateur mais pas ses circuits, elle parvint à opérer une transition en para-sodium. Quand elle retourna dans la salle surchauffée, le sodium ionisé s’illumina d’un éclat jaune étincelant ; comme une déesse immortelle, nue et sûre d’elle, elle s’appliqua à torturer son acolyte diffus dans les régions ardentes d’un enfer artificiel.
Absolue jeta la feuille sur le bureau. Dam la prit et la lut avec curiosité, mais sans tirer beaucoup de renseignements de son jargon codé. L’ordre était signé par Abel lui-même.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il.
— Ça veut dire, Amant, que la lune de miel est finie. Abel a finalement eu gain de cause et un nouveau commando para-ion doit être formé avec les éléments dont l’entraînement est le plus avancé. Nous en faisons partie tous les deux, parce qu’il nous faut étudier sur le terrain la technique de la cotte de mailles sous-cutanée.
— Quel terrain ?
— Un petit monde du Noyau de la galaxie, appelé Syman. Tu le connais ?
— De nom. Mais la majeure partie de votre commando para-ion sont des hommes venus du Noyau. Vous croyez que vous pourrez nous faire combattre les nôtres ?
— C’est très simple, tu sais. Nous sommes tous des survivants décidés, sinon nous n’aurions pas résisté jusqu’au bout à l’entraînement. Quand vous partez en mission, vous êtes mis dans une identité para-ion particulièrement mauvaise, par exemple le phosphore. Ou vous vous battez comme on vous l’ordonne, ou on ne vous laisse pas repasser par le paraformateur. Avec des hommes comme vous, possédant un instinct de conservation aussi développé, nous avons rarement des ennuis. Les rebelles en puissance s’éliminent d’eux-mêmes. C’est assez simple, tu ne trouves pas ?
— C’est le produit diabolique d’une équipe d’esprits malades, rétorqua aigrement Dam.
— Allons donc, Amant ! Tu es soldat. Tu n’as pas besoin que je t’apprenne l’éthique de la guerre et de la conquête. Le butin va toujours à ceux qui sont le mieux faits pour s’en emparer et le garder ; les plus faibles sont toujours écrasés. C’est un aspect fondamental de la vie.
— La lutte pour la vie est une chose, mais lutter sans nécessité, pour assurer que d’autres ne puissent vivre, c’est d’une perversité démente. Les mondes du Noyau ne menacent en aucune façon l’existence de Terra. Seul est en cause son appétit de domination. Nous parlons donc de la poursuite d’une folie de puissance, pas de l’éthique de la guerre.
— Il te reste beaucoup à comprendre, Amant. Certains de nous ont besoin de se battre simplement pour rester en vie, sinon nous nous atrophions et mourons. Et cela arrive aussi bien aux sociétés qu’aux hommes. C’est le principe de toute l’histoire de l’humanité ; conquérir ou périr, de la main d’ennemis extérieurs ou de paralysie interne progressive. »
Deux camions à coussin d’air vinrent les chercher le soir même. Douze hommes, dont Dam et Satanique, montèrent dans le premier, Absolue et un groupe d’officiers dans l’autre. Ils furent conduits à un cosmoport militaire, où les plates-formes de lancement étaient dominées par un croiseur cuirassé spatial, l’un des vaisseaux de combat à l’aspect le plus redoutable que Dam eût jamais vu. Ce ne fut pas vers ce vaisseau que le groupe fut dirigé. Derrière le croiseur, un porte-vedettes se dressait presque aussi haut mais plus massif à cause de son chargement qui devait être composé, pensa Dam, de deux vaisseaux-paraformateurs.
Le porte-vedettes et le croiseur furent lancés simultanément et il fut évident que le rôle du vaisseau de combat était de servir d’escorte à l’autre, au ventre plein de ses deux terribles rejetons. Un tel luxe de protection fit hausser les sourcils à Dam. Cela laissait supposer que le commando para-ion et ses vaisseaux opérationnels associés valaient la peine d’être bien gardés, même au prix exorbitant que représentait son accompagnement par un vaisseau de combat aussi important. Cela indiquait de plus que les Terriens se heurtaient enfin à une sérieuse opposition du Noyau. Parmi toutes les choses qui lui étaient arrivées depuis qu’il avait quitté Castalia, cette pensée fut la seule qui lui donna un peu d’espoir.